CHAPITRE VII

 

La réunion débuta au beau milieu de l’enclave réservée aux Krishies, sous une coupole au dôme défoncé aménagée à cet effet. Blue avait insisté pour que le mobilier soit réduit au strict minimum et les Krishies avaient entièrement nettoyé l’endroit, débarrassé les parpaings et posé simplement à même le sol des peaux de mouton. Une vingtaine de combattants de chaque clan concerné furent autorisés à stationner à une centaine de mètres tout autour de la coupole. J’avais la sale impression d’être encerclé, d’avoir la tête dans un étau. Le moindre incident pouvait dégénérer en boucherie. Désarmé comme nous l’étions, Blue et moi, je nous voyais pas beau en cas de baston générale. Blue, en revanche, semblait détendu, même s’il marquait par moment une certaine fébrilité. Il ne m’avait plus jamais reparlé de l’épisode de la hachette. J’aurais sans doute préféré un bon coup de gueule plutôt que cet inquiétant silence. Il pouvait pourtant plus ignorer maintenant que j’avais tenté de saboter son projet. À plusieurs reprises lors de nos dernières rencontres, j’avais tenté de lui fournir des explications, mais à chaque fois, avec l’obstination d’un mulet, il détournait la conversation. Il ne parlait plus que du Mur et du système de communication des Néons. Un discours lancinant avec les mêmes questions répétitives dont je connaissais par cœur chaque virgule. J’avais fini par conclure qu’il me gardait à ses côtés parce qu’il attendait quelque chose de moi. Mais quoi ?

Les deux représentants du clan des Skins arrivèrent juste après nous. Sur une moto avec side-car, un engin hallucinant avec un appareillage de combat à faire pâlir l’équipage d’un bombardier lourd. Les deux Skins portaient une tenue d’une pièce et des casques pailletés d’or. De longues flammèches partaient en gerbes multicolores de leurs coudes jusqu’à leurs poignets.

J’allais devoir fouiller ça ! Je jetais un coup d’œil effaré à Blue.

Un autre problème, infiniment plus sérieux, qui risquait de tout compromettre, se posa lorsque les Bouleurs entrèrent sous la coupole. Leur arme principale, eux, ils la portaient scellée dans le front. On ne pouvait pas leur enlever cette terrible plaque métallique sans les décapiter. Les Bouleurs, pas gênés, vinrent directement vers moi. Je paniquai. Je les voyais déjà m’éclater à tour de rôle, à grands jetons dans le crâne. Je me mis à penser à Marrant et à sa mère. Ça avait dû commencer à peu près comme ça. Le plus gros des deux s’arrêta juste devant moi. Il avait une gueule atroce. Boursouflée, violacée, des kystes si monstrueux que ça lui crevait la peau, un visage entièrement infecté et une plaque piquée de rouille. Il adressa un sourire, sorte de rictus de batracien, à Blue qu’il semblait connaître et s’occupa de moi, nettement moins souriant.

Je serrai les dents quand il commença à me fouiller. Ses pognes calleuses m’exploraient la physionomie avec une précision diabolique. Après l’entraînement de Blue, je croyais en connaître un bout question fouille. Mais ce Bouleur me damait le pion. L’infect alla jusqu’à me vérifier les poils du pubis. Seigneur ! Qu’est-ce que j’aurais bien pu planquer là-dedans ?

Il se redressa enfin, me fixant avec ses petits yeux humides.

— Fais voir tes patins, Crin-Blanc, grogna-t-il.

— Je m’appelle Tout-Gris.

— Tu pourrais bien t’appeler Cul-Noir que ça serait du pareil au même. Fais voir tes patins !

J’essayai de faire bonne figure, mais en m’allongeant devant ce Bouleur, c’était pas simple. Il se mit à me tripoter les roulettes, minutieusement, vérifiant les boulons, les axes d’ajustement, passant le plat de sa main sur les bords métalliques. En me détronchant légèrement, je vis l’autre Bouleur qui soulevait chaque peau de mouton. Blue n’était plus là. En cas de suif avec ces deux vilains, j’allais faire autant de dégâts qu’un pet de cancrelat. J’en voulais à Blue de ne m’avoir pas raconté exactement comment ça devait se passer, mais je suppose qu’il avait sans doute omis volontairement de le faire.

Le Bouleur me lâcha les patins.

— Ça va, Crin-Blanc, fit-il. T’es réglo.

Je me relevais tandis qu’il s’éloignait vers son pote.

— Une seconde ! gueulai-je.

Le Bouleur se retourna, avec une vivacité surprenante, ses petits yeux étrécis comme deux cachous noirs plantés dans des collines de pus.

— Qu’est-ce qui se passe Crin-Blanc ?

— Tout-Gris.

Le Bouleur m’observa un moment, puis hocha doucement la tête. Sa plaque frontale scintilla.

— D’accord, Tout-Gris, murmura-t-il. Qu’est-ce qui se passe ?

— J’t’ai pas encore fouillé.

Il gloussa.

— Mais t’as pas à me fouiller, mon pote ! On t’a pas expliqué ? Chaque homme en fouille un autre, c’est tout. Moi, j’étais chargé de m’occuper de toi, mais toi, tu n’es pas chargé de t’occuper de moi. T’as pigé maintenant ?

Il ajouta après une seconde :

— … Tout-Gris ?

Il éclata de rire et retourna vers son compagnon qui palpait toujours les peaux. Je l’entendis dire :

— Ce con de Blue, il en fera jamais d’autres !

J’étais déconcerté. Je me sentais gland au possible. Je fonçai, furax vers la sortie. Blue s’y trouvait. Il surveillait l’arrivée des représentants du clan des Youves. Deux grands types au profil d’aigle vêtus d’un uniforme bleu sombre et de bottes à hauts talons. Ce qui me surprenait le plus chez les Youves, c’était leur propreté. Toujours nets, ces vautours ! À croire que la poussière prenait pas sur eux. Ils étaient prétentieux, orgueilleux et avaient la réputation de détenir un impressionnant stock d’armes à feu.

Ils serrèrent la louche à Blue et me passèrent devant, sans me calculer[19]. Ça m’apaisa pas la rogne. Je tapai sur l’épaule de Blue. Il me regarda.

— Qu’est-ce que c’est que ces conneries ? m’écriai-je. Le Bouleur vient de me dire que je n’ai qu’un type à fouiller ?

— C’est exact.

Je grognai.

— T’aurais pu me prévenir ! J’ai vraiment l’air d’une truffe. Et c’est qui, le type ?

Blue leva la main.

— Le voilà, justement.

Je regardai le vieux La Lame gravir les premières marches, plus sale, plus vilain, plus arrogant que jamais.

 

***

 

L’Errant poussa un bref juron. Il était encore trop éloigné de l’entrée de la coupole. Il vérifia une dernière fois la visée de sa lunette. Après quelques secondes, il reposa son fusil. Ça ne pouvait pas coller ? Il lui faudrait un maximum de chance pour atteindre une cible à cette distance et il doutait que la portée de son arme soit suffisante pour tuer. L’enjeu était trop important pour laisser la moindre place au hasard. Le choix de cet endroit pour la réunion présentait un avantage et un inconvénient. L’enclave des Krishies était relativement facile à pénétrer. En revanche, la coupole était plantée au centre d’une immense esplanade, sans l’ombre d’un abri, et totalement cernée par les troupes combattantes des clans présents. On n’approchait pas sans traverser ce rideau de guerriers.

L’Errant se mordit la lèvre inférieure.

Il jeta un coup d’œil autour de lui. Son regard panoramique glissa sur un espace vert, le dépassa, puis revint pour s’y fixer. Au milieu de la pelouse, un Krishie solitaire surveillait une vingtaine de brebis.

Une fossette profonde en forme d’étoile à trois branches creusa la joue de l’Errant.

 

***

 

Ça se tripotait dans tous les coins de la salle. J’aperçus, un peu plus loin, Blue entre les pognes d’un des Youves. Un Krishie exceptionnellement admis à la réunion, manifestait sa surprise de n’être pas fouillé comme tout le monde. Il n’avait rien trouvé de mieux, cette croix, pour nous faciliter la tâche, que d’arriver complètement à poil. Les Skins, déjà naturellement bruyants, étaient écroulés. Le Bouleur qui m’avait inspecté se dirigea vers le naturiste.

— Enfile un bénouze[20], merde ! protesta-t-il. Y a déjà assez de clowns ici.

— Qui sont les clowns ? gueula un Skin, la mâchoire agressive.

Joyeuse ambiance.

La Lame se planta devant moi et me toisa.

— Vas-y, P’tite roulette, fais ton boulot.

P’tite roulette ! J’avais une envie dingue de les lui planter dans les orbites, mes p’tites roulettes ! Je le fixai, les yeux chargés de haine. Seigneurs ! Il était là. Devant moi ! J’entendais la voix de Champagne qui me susurrait à l’oreille : « Tue-le, ce porc ! Tue-le ! » Je devinais le regard de Blue posé sur mon dos. Il devait surveiller chacun de mes mouvements, prêt, peut-être, à intervenir en cas de pépin. Et pas forcement en ma faveur.

— Quelque chose qui ne va pas, P’tite roulette ? s’inquiéta le vieux Saignant.

Je secouai la tête.

— Enlevez votre blouson, balbutiai-je. Ça ira plus vite.

Je l’avais vouvoyé ! Quel nave je faisais ! Je me votai intérieurement une volée de coups de pompe dans le prose[21]. Est-ce qu’il me vouvoyait, lui ? Est-ce que quelqu’un d’autre dans cette Cité aurait seulement songé à dire vous à ce gros tas de merde ? La Lame avait noté la nuance. Il me regardait plus attentivement à présent, comme s’il cherchait à se souvenir de quelque chose, le sourcil honteux.

Je quitte jamais mon blouson, grogna-t-il. Ni mon fute, ni mes pompes. Démerde-toi avec ça.

— D’accord murmurai-je.

Blue, s’il m’épiait, pouvait admirer le travail. L’élève, pour l’occasion, surclassait le maître. La Lame, je le passai à la moulinette, au tamis de mes doigts. Je lui extirpai les points noirs, je lui vérifiai, comme à un canasson, l’état des chicots, je lui trifouillai les étiquettes, je lui déchirai les coutures. En trois minutes, le chef des Saignants, je l’avais rendu chiffon. Son regard était passé de l’amusement à l’incrédulité. À présent, il virait franchement colère. Je lui arrachai une poche.

Il poussa un rugissement.

— Blue ! hurla-t-il. Dis à ce p’tit con d’arrêter son cirque sinon j’répond plus de moi !

Blue qui en avait terminé de son côté, s’approcha. Il écarta les mains en signe d’impuissance.

— C’est la règle, La Lame, fit-il. Tout le monde doit s’y plier.

Je lui arrachais la deuxième poche. Je crus que La Lame allait me massacrer sur place. Il parvenait même plus à articuler. Il bavait de rage.

Je poussais un cri de victoire.

— Et ça ? demandai-je en montrant une fine lame triangulaire. C’est une boussole ?

Blue haussa les sourcils, intéressé.

— J’ai dû l’oublier, grommela La Lame. Je trimbale toujours une dizaine de ces trucs-là.

— Aujourd’hui, déclara Blue, faudra essayer de t’en passer.

La fouille se termina sans que je ne découvre autre chose. Tous les chefs de clans s’installèrent sur les peaux de mouton. La Lame ne me quittait pas du regard. Je sentais qu’on risquait pas de devenir copains. Curieusement, cette fouille m’avait fait perdre tout complexe à son égard. Je le méprisais ouvertement. J’avais l’impression de le tenir dans le creux de ma main et que je n’avais qu’à souffler dessus pour qu’il disparaisse, comme un grain de poussière noire.

P’t’être bien qu’il avait cette impression-là aussi.

 

***

 

L’Errant tira le cadavre à l’intérieur du bâtiment. Comme il l’avait prévu, le Krishie, en voyant arriver son assassin, n’avait pas prononcé la moindre parole ni esquissé l’ombre d’un geste de défense. Il acceptait la mort, comme d’autres acceptent une poignée de main, généralement avec le sourire. En serrant la cordelette autour du cou du Krishie, L’Errant eut une illumination. Si ça se trouve, ces dingues aimaient ça ! Crever, se faire défoncer, éventrer, étrangler, le pied suprême. La consécration jouissive. Élevé dans l’attente miséricordieuse d’une mort brutale qui dans la Cité, ne se faisait pas souvent attendre. La Ville avait accouché d’une jolie brochette de monstres.

L’Errant déshabilla le macchabée, ôta ses propres frusques et enfila la longue robe orange. Fallait pas avoir besoin de courir !

Les pans qui trainaient sur le sol, c’était l’idéal pour s’emmêler les crayons. C’est vrai que les Krishies, eux, ne couraient jamais. L’Errant glissa son fusil sous la robe et faillit sortir, lorsque, en jetant un ultime coup d’œil sur le cadavre, il s’aperçut qu’une nouvelle fois quelque chose ne collait pas.

Il se passa la main dans sa chevelure épaisse.

Les Krishies étaient tous chauves comme des genoux.

 

***

 

Comme Blue était l’instigateur de cette réunion, tous les regards se tournèrent naturellement vers lui. Il allait commencer à parler, mais La Lame le devança.

— Pas question d’alliance avec des voleurs ! gueula-t-il, la banane agressive.

— Pardon ? s’étonna Blue.

— T’as très bien entendu ! Pas d’alliance avec des voleurs.

Tous les types le regardaient, surpris. Moi, je pensai que cet enfoiré de Saignant était venu là pour foutre la merde. Et rien d’autre.

Blue écarta les bras.

— Mais je n’ai pas encore parlé d’alliance ! protesta-t-il.

La Lame gloussa.

— Quelle connerie ! Tout le mode ici sait pourquoi on est là. Pas la peine de nous faire chier avec tes discours ! Tu veux passer ? D’accord ! T’as besoin des autres clans pour ça ? A priori, à part les Musuls et les Errants, personne ne semble contre. On est tous réunis dans cette taule parce qu’on veut tous passer !

Il y eut quelques murmures d’approbation. Apparemment, la façon directe de La Lame plaisait beaucoup. Ça changeait des périphrases diplomatiques de Blue.

— Seulement, y a un os, continua le Saignant.

Il se tourna franchement vers Blue.

— Un de tes Patineurs nous a volé une blindée, lâcha-t-il. Alors que nous avions déjà conclu un accord !

Blue secoua la tête. Sa mèche bleue s’étala sur son épaule.

— Nous n’avons conclu aucun accord.

— Putain ! cracha La Lame, hors de lui. Mes hommes te font prisonnier et j’te laisse sortir vivant de mon territoire ! C’est pas un accord ça ? Tu manques pas de figure, Mèche-Bleue !

Blue se racla la gorge.

— Bon, admit-il. Un Patineur t’a volé une bagnole. Et alors ? Qu’est-ce que tu veux ?

Je sentais venir le suif à grandes enjambées. Je commençai à jeter des coups d’œil inquiets autour de moi et à frimer discrètement vers la porte de sortie, malheureusement bouclée. Je voyais mal comment Blue allait pouvoir nous sortir de ce pétrin.

— J’veux la bagnole et le type ! fit La Lame. Tout de suite !

Il se mit à sourire, relevant vers le haut de son visage son entrelacs de cicatrices.

— Et te goure pas de mannequin, Blue, ricana-t-il. Ne m’amène pas un moribond. Mon pote Rubis, ici présent, connaît le voleur.

Rubis se tortilla sur sa peau de mouton.

Blue se tourna vers le Youve qui l’avait fouillé.

— T’as vérifié le contenu de la boîte, déclara-t-il. J’peux la montrer ?

Le Youve approuva d’un geste, pas mécontent, apparemment, d’être le seul dans le secret. Blue se leva et se dirigea vers un coin de la salle où il y avait effectivement, une boîte, format carton à chapeau, que je n’avais pas remarquée jusqu’à présent. Ça signifiait quoi, au juste, son manège ? Blue prit la boîte.

La Lame et le gros Bouleur se levèrent instantanément.

— Qu’est-ce que tu manigances, Blue ? menaça le Saignant en portant instinctivement sa main vers la poche déchirée où j’avais trouvé l’arme en forme de triangle.

— J’ai fouillé la boîte ! gueula le Youve, un rien susceptible. Vous pouvez vous rasseoir.

Il ajouta en se marrant :

— Ça mord pas.

Le Bouleur reprit sa place à contrecœur, mais La Lame resta debout.

Sans se soucier de lui, Blue posa le carton au centre du cercle formé par les hommes, en ôta le couvercle et en fit rouler le contenu sur le sol, jusqu’aux pieds du Saignant. La Lame fit un bond en arrière et poussa un couinement de rongeur.

Blue, toujours calme, se tourna vers Rubis.

— C’est bien lui ? demanda-t-il.

Rubis hocha la tête, pâle comme la mort.

— Parfait, fit Blue en revenant à La Lame. Ta blindée est dehors. Tu pourras la reprendre en partant.

Il prit un temps.

— J’espère que tu es satisfait et que, maintenant, on peut commencer ?

Le Saignant reposa son cul sur la peau de mouton et se curva la banane d’un geste délicat.

— D’accord, Blue, souffla-t-il. On t’écoute.

Moi, je n’écoutais plus rien du tout. Je n’entendais plus rien. Je regardais, halluciné, tremblant de tous mes membres, posée entre les jambes de La Lame, la tête tranchée du Jongleur.